Textes - Chantal Serene

Pourquoi la photographie

Pourquoi la photographie ? peut-être parce qu'elle est, pour moi, une forme de thérapie. Un refuge. La photographie me permet de ne pas oublier. Elle fige les instants, grave les visages, les lumières, les émotions. J'ai cette crainte de voir certains souvenirs s'effacer un jour alors l'image devient mémoire. Plus qu'une passion, c'est un véritable mode de vie.

Et pourtant, ce n'est pas (encore) mon métier à plein temps. Chaque fois que l'occasion se présente, je pars à la rencontre d'un regard, d'un paysage, d'un moment suspendu. Ce que je cherche avant tout, c'est l'humain. Peu importe qu'il s'agisse de portrait, de reportage, d'instant volé ou de scène posée tant qu'il y a de la vie, de la vérité, cela me parle.

Après plusieurs années passées à naviguer dans la vie parisienne, me voici de retour dans le sud de la France. Je continue à exercer dans le domaine des ressources humaines, mais l'envie de renouer avec la photo devient essentielle. Reprendre des projets, retrouver la magie du studio, me réinventer à travers l'objectif.

Un bel espace m'attend peut-être bientôt, au sein de mon club photo, un petit cocon où donner vie à mes idées, partager des instants, créer des images qui ont du sens.

Mes inspirations profondes ne viennent pas uniquement de la photographie, mais d'abord de l'histoire de l'art. C'est dans les formes, les couleurs, les gestes des siècles passés que je puise ma sensibilité. Et aujourd'hui, je suis prêt à écrire ma propre lumière.

Je sais enfin pourquoi

Je sais enfin pourquoi je vais en Maramureș, au nord de la Roumanie. Peut-être pour mon histoire, et encore... Ce n'est rien. Ce n'est pas ça. J'y vais pour rencontrer quelque chose de plus grand, quelque chose d'indicible, quelque chose de pur. Je viens de la ville, des lumières artificielles, des rues bruyantes et du temps qui passe sans que personne ne le retienne. Et là-bas, au détour d'un chemin de terre, au creux d'une vallée enveloppée de brume, je me confronte à une authenticité brute, à une vérité qui claque comme un souffle d'air froid sur le visage.

Je pars avec presque rien. Mon appareil photo, un 85 mm, un 50 mm et un 20 mm. Pas de réflecteur, pas de lumière artificielle, pas d'ordinateur, pas de filet de secours. Juste eux, moi, et cette lumière insaisissable qui danse sur les murs en bois des maisons sans électricité. Je pose mon regard sur eux, sur ces villageois dont je ne comprends pas la langue et pourtant, nous nous parlons. La langue du cœur est universelle. Il n'y a pas de mise en scène, pas de faux-semblants. Rien n'est galvaudé. Tout est là, à sa juste place. Ils ne supposent pas, ils existent existantes. Et moi, je les regarde, étonnée par tant de vérité. Je ne parle pas leur langue, mais leurs yeux me racontent tout. Je sais enfin pourquoi je vais à Maramureș. Parce qu'ils sont une leçon de vie. Parce que j'ai besoin de leur simplicité, de leur paix, de ce qu'ils sont sans même en avoir conscience. Il y a, à travers le monde, tant de peuples authentiques, tant d'âmes intactes que nous ne savons plus voir. Aller vers eux, c'est apprendre. C'est se délester du superflu, toucher du doigt quelque chose de plus grand. Je vis pour ces leçons de vie. Je ne suis rien, et ils ont en eux une or que je n'aurai jamais. Alors, je vais le chercher.

1949, La petite fille violette

Elle avait onze ans et des nattes tressées chaque matin par sa maman ou sa grand-mère, comme on tisse avec amour le fil de l'enfance. Ce jour-là pourtant, ses cheveux pendaient librement sur ses épaules, frémissant à la lueur tremblante du foyer.

Elle s'approche du feu pour attiser les braises, un geste quotidien, anodin, répété tant de fois chez sa grand-mère. Une étincelle jaillit, minuscule, presque invisible. Puis tout bascula.

Le feu s'accrocha à elle avec la voracité d'un monstre affamé. Sa grand-mère, affolée, se précipita, l'enroula dans une couverture pour l'éteindre. Mais le tissu, au lieu de l'éteindre, devint son bourreau, enfermant la fillette dans un suaire de flammes. La douleur dévora chaque parcelle de peau, brûlant jusqu'à la lumière de ses yeux. Lorsqu'elle se réveilla, elle était aveugle. Les médecins posèrent un verdict implacable. Trois enjeux possibles. Trois chemins vers l'oubli.

La folie.
Les rêves qui lâchent.
Les poumons qui s'éteignent.

Sa mère, figée, écouta la phrase. Il n’y avait aucun espoir. Mais dans l'obscurité glacée de la salle d'opération, alors que le monde s'effaçait dans un silence de plomb, son corps, délesté de la douleur, s'élève. Elle sentit une légèreté étrange l'enveloppe, comme si le poids de la chaise s'était dissous, comme si elle n'était plus qu'un souffle errant entre les ombres et la lumière. Suspendue quelque part entre l'ici et l'ailleurs, elle flottait, spectatrice d'elle-même, frôlant le seuil d'un mystère insondable. Elle s'élève. Elle vit les médecins s'affairer autour d'elle, vit les lampes blafardes, les mains gantées, la précision des gestes. Elle se vit, elle aussi, entièrement violette.

Le violet de gentiane, appliqué sur ses plâtres, avait une teinte comme une apparition spectrale. Elle aurait pu partir, glisser doucement vers l'ailleurs. Mais quelque chose a choisi de la retenir. Elle ouvre les yeux. Sa mère, les larmes suspendues, retenait son souffle. L'enfant cligna des paupières et demanda d'une voix faible, presque amusée :

Est-ce que je vais rester violette toute ma vie ?

Une phrase insensée, une lueur d'espièglerie au creux du drame. Sa mère, bouleversée, crut qu'elle avait sombré. Mais non. Elle n'avait pas sombré. Elle n'avait pas cédé.

Alors, dans un murmure fragile, elle chanta.

"Les cigognes sont de retour
Sur les clochers des alentours,
Égayant de leurs ailes blanches
Les toits qui penchent des vieux faubourgs."

Puis, avec une force nouvelle, comme une bravade envoyée au destin, elle enchaîna :

"Voulez-vous danser, Grand-Mère ?
Voulez-vous valser, Grand-Père ?
Cmme au bon vieux temps,
Quand vous avez retenu vingt ans..."

Elle chantait pour défier la douleur, pour prouver qu'elle était vivante. À Paris, elle fut hospitalisée à l'hôpital Foch sous la direction du docteur Gustave Ginestet, pionnier de la chirurgie reconstructrice. Là, au milieu des longs couloirs blancs, elle croisa ceux que la guerre avait ravagés. Les gueules cassées d'Indochine, les silhouettes brisées, les visages en lambeaux. Elle, la seule enfant parmi eux, avançait sans crainte, ses bandages serrés contre sa peau meurtrie. Elle ne les craignait pas.

Elle avait vu pire. Rapidement, ils devinrent ses compagnons d'infortune, des frères d'armes malgré tout. Dans ce sanctuaire du chagrin et de la résilience, ils trouvèrent ensemble un langage qui n'avait pas besoin de mots.

Ils riaient, jouaient, refusaient d'être réduits à leurs blessures. Parmi leurs distractions préférées, il y avait les verres en Pyrex de l'hôpital. À terre, ils rebondissaient sans jamais se fendre, mais lorsqu'on les lançait contre les barreaux des lits en métal, ils explosaient dans un fracas cristallin. Un jour, l'un d'eux lui offrit un chaton volé à une commerçante, un autre deux souris blanches qu'il pensait cacher aux infirmières. Ils tentaient, chacun à leur manière, d'alléger son fardeau.

Les greffes ne prenaient pas. Les opérations s'enchaînaient. Les douleurs ne cessaient jamais. Mais elle ne se plaignait pas. Un jour, elle a décidé que la roue devait continuer de tourner.

Quand elle put enfin reprendre l'école, un nouveau combat commença. Les infirmières du collège refusèrent de changer ses pansements, trop effrayées par l'ampleur des brûlures. Elle dut apprendre à le faire seule, chaque matin, chaque soir, arrachant les bandages de sa propre chair, en silence. Elle ne se plaignait toujours pas. Elle avait vu pire. Elle savait que la vie était une danse fragile. Qu'il fallait tenir debout malgré tout. Qu'on ne gagne rien à pleurer sur ce qu'on a perdu, mais qu'on peut tout reconstruire avec ce qui reste.

À onze ans, elle comprit ce que beaucoup ignorent toute une vie : on ne choisit pas ce qui nous arrive, mais on choisit ce que l'on en fait. Elle avait survécu pour raconter l'espoir.

À ma maman

87 ans

Ma mère a 87 ans. Pendant vingt ans, j’ai vécu ailleurs, dans mon propre appartement. Un espace à moi, un rythme à part. Et puis un jour, je suis revenue dans la maison de mon enfance.Pas par nostalgie. Par amour. Pour ne pas la laisser seule face à ce temps qui emporte tout doucement ceux qu’on aime.Mais nos vies ne s’accordent pas facilement. Je travaille chez moi, absorbée par mes écrans. Le jeudi soir, je m’évade à mon club photo. Les samedis, parfois, je cours après une lumière, un instant, un cliché. Ce rythme, elle ne le comprend pas toujours. Il la heurte un peu. Il l’éloigne.Ce n’est pas simple pour elle. Et je le ressens.

La vieillesse. Elle s’installe doucement. Dans ses gestes ralentis. Ses absences soudaines. Ses silences plus longs que les phrases. Je la vois, ma mère, se fatiguer plus vite, comme si son corps chuchotait l’épuisement à sa place.Mais il reste le jardin. Les fleurs, les feuilles, les choses à ranger, à nettoyer, à dompter. Elle y trouve un souffle, un élan. Le temps s’y fait plus tendre, presque oublié..

Mais les douleurs, elles, ne l’oublient pas. Le dos, les articulations, les muscles. Ils se plaignent dans le silence. Alors elle s’assoit. Le salon devient refuge.La télévision, une présence sans exigence. Elle ferme les yeux. S’endort. Des siestes longues, réparatrices, comme des replis de temps./p>

Et il y a autre chose, plus insidieuse encore. Le son du monde qui s’éloigne. Ma mère entend de moins en moins. Quand nous marchons côte à côte, elle ne perçoit plus le son de ma voix. Elle lit sur mes lèvres, avec une attention nouvelle, mais l’effort la lasse.Et parfois, elle s’agace. Quand elle ne comprend pas, quand elle devine sans être sûre, elle se ferme. Elle s’installe dans un monde de silence. Un monde qu’elle n’a pas choisi, mais qu’elle commence à habiter.

Les jours passent. Et elle devient changeante. Un mot doux, un regard dur. Un moment paisible, suivi d’un autre, tendu, imprévisible. Parfois, je ne la reconnais pas. Je ne sais plus comment lui parler. Je ne sais plus si elle m’entend. Ou si elle veut m’entendre.Mais je sens qu’elle me prépare. À l’absence. À ce moment qu’elle ne nomme pas, mais qu’elle redoute autant que moi. Alors, elle devient plus dure. Ses mots, quand ils viennent, sont parfois tranchants. Comme si elle voulait couper les fils avant qu’ils ne se brisent d’eux-mêmes. Elle me blesse, oui. Mais je comprends. C’est sa manière de s’éloigner sans partir tout à fait.Et moi, j’apprends. À être là. À l’aimer quand elle est douce, et plus encore quand elle ne l’est pas. À accepter ce silence, même quand il me pèse. À deviner, plutôt qu’à entendre.J’apprends que vieillir, c’est parfois quitter le monde morceau par morceau. Et qu’aimer, c’est rester, même quand le lien devient presque invisible. C’est ne pas fuir, même quand on n’est plus tout à fait entendue.

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